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Déjeuner Rouge acte III
30 juin 2010

Penser l'oeuvre de Spoerri

Extrait de La Raison gourmande, Onfray, Michel, Ed Grasset, 1997,

(...) « L'argent tient lieu d'idéologie, les richesses valent pour seules vertus, et certains artistes met­tent leur talent au service de ce monde-là, soit en célébrant les soupes et les stars qui en sont les emblèmes, soit en inscrivant leurs productions dans la seule logique du marché. Quelques-uns, rebelles, persistent à croire que l'esthétique est force de résistance, puissance de rébellion. Parmi eux, un acteur des Nouveaux Réalistes qui convoque la cuisine au rang des beaux-arts, Daniel Spoerri.

Quand l'objet s'impose, Spoerri avance le sujet et son entreprise normative. L'artiste est une puis­sance volontariste qui fait advenir le réel dans la clairière d'un sens. Dès 1960, l'entreprise esthé­tique de Spoerri vise la table, l'alimentation, les instruments de convivialité gourmande et la scène gastronomique dans son entier. Ses premières réa­lisations relèvent de l'époque dite des Tableaux pièges qui inscrivent le matériel conceptuel alimen­taire dans une logique épistémologique singulière : après un repas, tous les reliefs sont emprisonnés là où ils sont dans l'état où ils sont, fixés dans une géographie et une temporalité. De la sorte, ils accè­dent à un statut spatial et temporel transfiguré.

Les déchets, les emplacements, les rapports et relations des objets entre eux autorisent une « topographie anecdotée du hasard» dans laquelle se révèle une sorte d'archéologie du repas achevéqui renseigne sur ce que fut l'accomplissement de la Cène en question. L'archéologie permet une his­toire, les traces rendent possible une reconstitution. Le tableau piège raconte. Son statut éminemment narratif l'installe du côté des signes, des oeuvres qui font sens et s'appuient sur les objets de la table. Les assiettes sales, les verres et les tasses souillés de liquides, café et vin, les papiers gras, les mégots écrasés dans une soucoupe, les emballages froissés, les quignons de pain, les couverts, boîtes en fer-blanc sont là comme des reliefs qu'il reste à laver, nettoyer, ranger, entasser ailleurs et en ordre. Consommer, c'est produire aussi du déchet; man­ger, c'est également laisser des restes. Le système des objets est générateur d'une part envahissante qui prolifère et, dans sa prolifération, qui fait sens, aussi bien sociologique, historique, anthropolo­gique, sinon métaphysique. L'archéologie raconte que les poubelles, les restes, les rebuts disent par­fois plus et mieux un mode de vie, d'être, de faire, de penser et d'agir. L'époque est aux objets, elle est aussi aux ordures.

Pour transfigurer cet état rebutant et trivial en état séduisant et esthétique, Spoerri fixe, colle, attache les objets, les immobilise. Il est comme le photographe ou le sculpteur qui arrêtent un proces­sus de décomposition en faisant advenir une durée nouvelle, donc un temps sublimé. Puis, en parallèle avec une action volontariste sur le temps, il opère un travail sur l'espace en accrochant le tableau des ustensiles pris au piège à la surface plane d'un mur. Fixés dans un temps immobile, cristallisés dans une géographie verticale, les objets quittent l'espace laïc et banal du monde réel pour s'installer dans l'espace sacré et original de l'univers esthétique. Voilà comment s'opèrent les transmutations de métaux vils en métaux précieux, comment avec le plomb de l'horizontalité d'un banquet on fabrique l'or de la verticalité d'un tableau.

Pour qui se soucie de raison gourmande, la leçon du tableau piège est un écho à Marcel Duchamp, car elle dit à nouveau que c'est le regardeur qui fait le tableau et que l'opérateur, l'embrayeur esthétique, c'est le consommateur, celui qui veut et décide. En l'occurrence, celui qui se trouve à table, s'il sait regarder ce qui s'y passe. Le temps, toujours, l'es­pace, sans cesse, les obsessions avec lesquelles se font les oeuvres d'art impliquent la cuisine, art de ces deux instances qui sont formes a priori de la sensibilité chez Kant. L'objet est susceptible de transfiguration pour qui soumet son monde à son vouloir. La critique radicale des choses passe par une inversion de valeurs : ça n'est pas l'objet qui fait le sujet, comme le désirent les tenants du capi­talisme, mais le sujet qui fait l'objet, comme le veu­lent depuis toujours les artistes et les philosophes dignes de ce nom.

Daniel Spoerri campe sur la position de l'artiste critique et résistant dès cette période : il file la métaphore en pratiquant par la suite un acte linguistique fondateur de sens et aussi un acte esthétique par lequel il fait accéder là encore des objets de série ou de consommation courante, pourvu qu'ils soient alimentaires, au statut d'objets d'art. De sorte qu'on pourrait dire qu'il poursuit l'entreprise du readymade en inventant le ready-made alimentaire*. Précisions : en septembre 1961, il fixe son attention sur des objets qui relèvent de l'épicerie et appose sur eux une étiquette qui précise Attention oeuvre d'art. La référence à Duchamp est une révérence, sinon une citation. Le geste performatif qui permet, en nommant, de faire advenir, en désignant l'art, de le faire surgir comme tel, là où il est, y compris dans le registre des objets consommables. Ainsi, Spoerri exprime la part essentiellement créatrice et démiurgique de l'artiste. En disant, il fait. De la même manière qu'au-delà du paradoxe, on peut ajouter qu'en faisant il dit.

Spoerri demande à l'éphémère de durer, il agit sur la durée dans laquelle est inscrit l'objet pour modifier celle-ci : à partir de la fugacité du produit de consommation courante, destiné à disparaître après usage et appelant remplacement avant perpétuation de l'opération consumériste, il opère un baptême qui fait surgir une nouvelle durée dans laquelle l'objet ainsi soudainement désigné acquiert un autre statut, celui en l'occurrence d'une pro­duction relevant du registre esthétique. Dans ce travail, l'ensemble du sens grec de poiêsis est illus­tré : création, mise en forme, information dans son sens presque scolastique, à savoir sculpture du réel. Du tableau piège aux signifiés perturbés par le signifiant, Spoerri utilise les objets alimentaires comme des partenaires pour une entreprise méta­physique, philosophique et poétique : en septembre 1962, au Stedelijkmuseum, il poursuivra sur ce ter­rain avec une série d'expériences se proposant la perturbation de perceptions. Le jeu pratiqué au musée d'Amsterdam n'est pas sans faire songer à celui que pratiquaient les futu­ristes dans les banquets, où ils sollicitaient sur le mode ludique l'ensemble des sens pour que l'intel­ligence puisse opérer par l'intentionnalité de type phénoménologique un travail de conscientisation des fonctions sensitives, d'abord séparées, puis synesthésiques. L'expérience prend la forme d'une Performance invitant les spectateurs à parcourir deux salles dont l'une est transformée en laby­rinthe sombre dans lequel le corps est en situation de connaissance sensitive totale, moins la vue. Car les visiteurs ont chaussé des lunettes noires avec un système de pointes qui paraît les rendre agres­sives pour l'oeil : il s'agit de signifier de manière plastique la vision congédiée, le regard visuel conjuré afin que les quatre autres sens seuls soient sollicités pour découvrir des installations permet­tant l'appréhension du chaud du

froid, de l'hu­mide, de la granulation et de la texture de certains tissus, de bruits

divers et d'odeurs multiples.

En supprimant symboliquement le sens emblé­matique de l'Occident, celui de l'hominisation, de l'homo sapiens sapiens, Spoerri réitère l'expérience menée par Condillac avec sa statue : si l'appréhension du monde ne peut se faire que selon les modalités d'un seul sens, elle se fera tout entière selon les catégories du sens en question ; si l'un d'entre eux fait défaut, les autres compenseront par des modali­tés différentes. En voyant moins bien, sinon en ne voyant plus, on sent mieux, on goûte mieux, on touche mieux. Expérience sensualiste à souhait. De sorte que l'environnement structuré par l'artiste est susceptible d'une appréhension sur le seul mode compensatoire, qui permet le fonctionnement prio­ritaire des sens spécifiques de l'activité gastrono­mique.

Dans la pièce adjacente, les catégories habituelles de la représentation spatiale sont perturbées par l'accrochage d'oeuvres sur le mode subversif du tableau piège : le sol est transformé en mur avec les tableaux suspendus, et les sculptures se dressent sur un mur qui, de la sorte, devient sol. Un autre espace est ainsi formulé, comme avec le tableau piège qui induirait un autre temps. Le corps per­turbé doit bouleverser ses repères afin de fournir à l'organisme, à l'ensemble des appareils qui régulent la machine de quoi continuer à évoluer en équilibre tout en décodant les seules informations visuelles.

Après un travail démiurgique (1960), nominaliste (1961) et sensualiste (1962), qui l'installait sur le terrain plus spécifiquement conceptuel, Spoerri aborde l'objet alimentaire, non plus dans sa dimen­sion métaphysique, linguistique ou phénoménolo­gique, mais plus particulièrement gastronomique (1968) en ouvrant un restaurant sous son nom à Düsseldorf, et en confiant la cuisine au frère de son ex-femme. De son côté, il prend en charge la res­ponsabilité intellectuelle, artistique et culturelle de ce qui devient rapidement une institution propé­deutique au courant Eat-Art. A la table de Spoerri, on mange de l'ours, du serpent, de la trompe d'éléphant – tout en pouvant acheter la table sur laquelle on se sustente, car il se charge de piéger les reliefs et d'assurer esthétiquement le passage du trivial au sacré. La cuisine se propose d'être transgressive : on y mange des mets inhabituels pour quelqu'un dont la culture est européenne, et l'on y sert des produits volontairement travestis, des glaces à la pomme de terre ou un praliné de viande hachée, par exemple, aussi bien que des menus érotiques ou sacrilèges. L'objectif consiste à tout goûter, à tout essayer, à tâcher de n'être pas retenu ou empêché par les interdits alimentaires.

L'expérience montre à souhait combien la nour­riture est un système de signes à l'intérieur duquel fonctionnent des codes extrêmement bien intégrés : on distingue les matières consommables et celles qui ne le sont pas, les associations convenables et les autres, les aliments laïques et ceux qui sont chargés de sacré. Toute pratique gastronomique est tributaire de ces tabous et de ces habitudes, de ces valeurs et de ces principes. Cuisiner, goûter, c'est mettre en jeu les valeurs d'une civilisation, soit en les honorant, en les célébrant, soit en les critiquant, en les niant. Aucune substance entrant dans le corps n'est neutre et toujours elle est char­gée, positivement ou négativement, sur le double terrain de l'histoire individuelle et de l'histoire col­lective. En jouant sur le coefficient moral des ali­ments, Spoerri montrait également qu'il existait une dimension politique à l'acte culinaire, à la pra­tique gustative.

C'est à cette époque que Spoerri écrit sur l'une de ses oeuvres : «Dans la décadence de tous les arts, seul subsiste le noble art de la cuisine. » Et ailleurs : « Le sexe et la nourriture, voilà les deux besoins fondamentaux de l'homme. D'autres se sont char­gés de parler du sexe ; moi, je parlerai de la nour­riture. » Mais peut-on si facilement opposer ces deux mondes qui, par plus d’un point, paraissent avers et revers de la même médaille ? Est-il si facile de dissocier, séparer et traiter l'un sans aborder l'autre ? Spoerri, en effet, consacrera plus particu­lièrement ses efforts à la question alimentaire dès 1969 quand l'idée lui vient, en voyant Niki de Saint-Phalle fabriquer ses Mille Nanas en sucre à la Kunsthalle de Düsseldorf, de ce que pourrait être un art qui élise l'aliment, la cuisine, la gastro­nomie pour matériaux exclusifs.

L'acte de naissance du courant Eat-Art se joue dans un banquet funèbre, à Milan, le 29 octobre 1970, lorsqu'il s'agit de fêter l'ultima cena du Nou­veau Réalisme. Le projet du repas : digérer l'art du XXe siècle. D'où la consommation de figures culi­naires et alimentaires allégoriques, symboliques et ludiques. Chacun est associé à sa figuration sym­bolique et gastronomique et esthétique : une palis­sade de biscuits pour Raymond Hains, un gâteau en forme de tombeau pour Klein, une compression de praliné à la liqueur pour César, une accumula­tion d'aspics pour Arman. Le pain d'épice, la viande et les bonbons sont utilisés comme maté­riaux pour confectionner des oeuvres d'art. Toutes sont mangées. En même temps se sont trouvés signifiés les destins de chacun : l'analogon ingéré, restent les déjections, les reliquats que, d'ailleurs, les sucres rendent parcimonieux. L'art mangé est rare en reliefs excrétés. Rien de ce qui faisait la thématique de chacun des participants des Nou­veaux Réalistes n'est censé demeurer : tout a dis­paru, un pan s'effondre de l'histoire de l'art, et cet effondrement est signifié par la médiation alimen­taire qui, sur le terrain dialectique, permet l'avène­ment d'une autre période, d'un nouveau système de référence. Ce sera le courant Eat-Art, né de la mort transfigurée et jouée des Nouveaux Réalistes, phénix renaissant de leurs cendres pour continuer les travaux et les jours.

Daniel Spoerri est nommé à l'Académie de Cologne, à la chaire des Beaux-arts. Pour fêter dignement son intronisation, il organise un banquet des homonymes, en invitant des personnes ayant toutes en commun d'être des anonymes et de porter le nom d'un célèbre ancien. À la table des philo­sophes, on peut rencontrer un Kant venu de Bonn et plusieurs Hegel ; à celle des écrivains, Heine, Kleist ; Dürer, Grünewald, Cranach sont réunis à celle des peintres. On y mange des truites fumées Bach, un cake Leibniz, un fromage Descartes et autres dou­ceurs du même genre. La viande vient de la bouche­rie Wagner; la cochonnaille de chez Metternich et Schiller. Le service était assuré par les étudiants. À la fin du repas, chacun s'adonna, de bonne grâce, à la séance des autographes.

Les activités du courant Eat-Art furent nom­breuses : du festival de Chalon-sur-Saône, avec ses dix-neuf banquets servis pendant vingt-cinq jours, aux repas servis en relation avec l'iconographie traditionnelle du thème astral en passant par une série d'autres manifestations placées sous le signe du jeu, de la subversion, du happening, de la déri­sion, de l'ironie et de la performance, les occasions ont été nombreuses. Jusqu'à la dernière entendue comme un festin mortuaire à la Grimod, intitulée Le déjeuner sous l'herbe et sous-titrée L'enterrement du tableau piège. Elle a eu lieu à la fondation Car­tier, à Jouy-en-Josas, en février 1983, pour signifier la fin du courant, sa mort et sa nécessaire inhuma­tion.

La célébration a eu lieu comme une synthèse de tout ce que Spoerri avait fait sur le terrain de l'alimentation et de la cuisine, réitérant la démiur­gie du tableau

piège, le nominalisme des objets d'épicerie, le sensualisme d'une expérience

corpo­relle et la gastronomie jubilatoire..

Cent vingt personnes avaient été invitées à ce repas champêtre, après avoir été priées d’apporter leurs couverts : chacun signifia son tempérament en choisissant des objets vils ou précieux, usagés ou neufs, ostentatoires ou modestes. Le menu était sado-masochiste et l'on a servi des mamelles de vache, une spécialité suisse et allemande, des andouillettes, des tripes, des pieds et des oreilles de cochon. La table était dressée sur des tréteaux, les nappes étaient roses, et le cérémonial s'est accompli auprès d'une fosse immense, creusée pour accueillir l'ensemble du dispositif comme un tableau piège. Après le repas, tout a été enfoui. Depuis, à l'abri des regards, la pourriture et la mort travaillent les restes et produisent des reliefs à partir des reliefs. On pré­tend que sous l'herbe, l'hiver, quand la neige fond, on découvre sur le sol les traces de la décomposition se faisant sous forme de températures différentes qui sculptent la neige et trahissent une fonte irrégu­lière. Spoerri absent, il dit encore que la mort c'est la continuation de la vie sous d'autres moyens et que le cycle manger/être mangé dans sa relation à la décomposition est éminemment métaphysique, expression de l'éternel retour du même, faite par tout un chacun qui ne parvient pas à se consoler d'avoir à le connaître.

La mort rôde chez ceux qui jubilent dans les ban­quets et les repas, elle est à l'oeuvre dès qu'on ingère, dès qu'on digère, dès qu'on ressent la faim ou la soif, car la machine montre avec un empire brutal quelles sont ses exigences, ses nécessités. Les désirs attirent l'attention sur les défaillances du corps qui s'annoncent lorsque la nourriture se fait attendre, ou fait défaut. Les frasques funèbres de Grimod ne sont pas loin d'être emblématiques d'un savoir que Spoerri enseigne : le processus de nutrition est révélateur de l'entropie qui montre l'éphémère à l'oeuvre, aussi bien dans le désir, qui peut ne pas durer, que dans sa satisfaction, qui,elle, ne dure pas. Le perpétuel jeu d’aller et retour entre une aspiration qui travaille le corps et la satisfaction qui la suit désigne l'éternité du mouve­ment vital.

Lorsque Daniel Spoerri raccrochera les casseroles, il aura laissé son nom dans un courant qui n'en est pas moins resté vivace depuis lui, moins dans la constellation et l'école que dans l'action solitaire, mais déterminée, de Peter Kubelka. On connaît plutôt l'artiste sur le terrain du cinéma où il a laissé le souvenir d'un réalisateur d'avant-garde. Certains savent également quel musicien il est et combien il excelle dans le répertoire de l'interpré­tation baroque dans les salles de concert du monde entier. On le sait moins cuisinier, théoricien et pra­ticien de la question culinaire qu'il met en perspec­tive avec les beaux-arts et plus particulièrement la musique.

À ses yeux, les livres de cuisine sont littéralement des partitions dans lesquelles sont consignés des savoir-faire et des traditions dont nous sommes issus. Combattant le mode de production industriel et les implications de celui-ci dans les contenus esthétiques, Kubelka associe le cinéma, la musique et la cuisine pour les pratiquer comme des activités à ne plus inscrire dans un processus de nécessité, de contrainte, mais dans une logique de volonté libre et de plaisir. L'artiste n'a pas à être un relais dans le monde où les produits sont calibrés pour contribuer à l'émergence d'une vie elle aussi calibrée, car il doit résister, être indépendant et agir comme un acteur. En refusant la commande, l'implication dans le marché, Kubelka agit selon son caprice de sujet libre, unique et sans duplication possible. Est artiste quiconque veut magnifier la nature exceptionnelle de l’instant éphémère en vivant intensément, avec toute la densité requise par le projet existentiel.

Cinéma, musique et cuisine sont trois arts du temps avec lesquels on ne peut pas tricher. Tous ils exigent une maîtrise de la durée, de l'écoulement temporel dans un espace, à savoir le monde en trois dimensions. De sorte qu'on pourrait définir l'artiste qui fait des films, compose une sonate ou réalise un plat comme un sculpteur de temps. Le matériau culinaire est donc autant inscrit dans la matériologie classique, les aliments, les produits, que dans le registre immatériel spécifiquement désigné par le temps. Derrière la caméra, face à la partition ou devant les fourneaux, c'est le même homme qui oeuvre, luttant avec Chronos comme l'ange avec le démon.

Et tous s'exposeront, l'un dans la salle obscure où s'installeront les spectateurs, l'autre dans le théâtre du concert où viendront les auditeurs, le dernier à la table où les gastronomes s'apprêteront à officier. Puis, dans un temps contre lequel per­sonne ne pourra rien, parce qu'il imposera sa tyrannie, son ordre et ses catégories, le film, le concert et le repas se dérouleront, comme le fil des Nomes. In fine, éphémère, il restera une émotion, une sensation fugace, une trace dans la mémoire, rien d'autre qu'une fragrance mentale sculptée par l'artiste et déposée dans sa chair.

Dans ses expériences esthétiques, Peter Kubelka veut transfigurer le corps et le célébrer dans son unicité, loin des phantasmes de reproductibilité modernes qui triomphent par l'industrialisation. Contre l'homme unidimensionnel voulu et fabriqué par la technique asservie à l'idéologie libérale, Kubelka veut un sujet singulier, acteur de sa propre existence, artisan de sa propre forme, artiste de sa propre vie. Il entend dépasser l'aliénation qui fait de l’individu un rouage pour libérer l’homme dans la totalité de sa chair. Dans cet ordre d'idées, la cuisine est un moyen de réappropriation de soi, en particulier, de reconquête de soi par un travail de sculpture sensuelle dont chacun est le sujet et l'ob­jet : il s'agit de découvrir en soi la totalité de ses cinq sens à l'oeuvre et non pas de vivre sur le seul registre cérébral et intellectuel.

La cuisine a sur le cinéma et la musique l'avan­tage de célébrer les sens les plus primitifs, du moins relativement à leur réputation. L'olfaction et l'odo­rat, le nez et la bouche, le toucher et le goût ont été prioritairement les modes d'appréhension du monde, car on a vraisemblablement d'abord reni­flé, goûté, touché les objets qui nous apparaissaient avant de nous contenter de les regarder, de laisser à l'oeil le soin de fournir toutes les informations qu'on attendait d'eux. C'est pour ne plus avoir de contact direct et sensuel avec le monde que les hommes ont mis en avant l'oeil, la vision et la considération visuelle qui, pourtant, n'est jamais que le sens de la vérification des autres sensations : nous connais­sons le goût de tout ce que nous voyons, or nous ne goûtons plus que quelques matières, limitées à la nécessité alimentaire elle-même réduite à sa dimen­sion utilitaire.» (...)

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Commentaires
M
bon article !!
Déjeuner Rouge acte III
  • Cette année la performance se poursuit avec le Collectif New Art' Aix dans la continuité de l'intervention de l'artiste Carole CHALLEAU vous présentent leur action "Déjeuner Rouge Acte II qui a eu lieu en 2010.
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